mercredi 31 décembre 2008

En face de moi..

Il y a quelques semaines, tu étais assise en face de moi, dans le restaurant d'un hôtel très chic.

Malgré le moelleux des coussins, tu te tenais très droite. Dans ta main reposait une sous-tasse; de l'autre, tu avais saisi l'anse et buvais, à intervalles réguliers, de petites gorgées de thé à la menthe.

Parfois, comme pour m'encourager alors que je buttais sur une phrase et que je cherchais mes mots, tu te penchais vers moi. Tu me souriais, sans m'interrompre.

Parfois, l'espace d'une seconde, une toute petite seconde, ton regard se voilait. Et moi, je restais là, avec une phrase en suspens, attendant, me demandant à chaque fois "mais comment fait-elle ?"

Mais comment fait-elle pour m'écouter, patiemment, comment fait-elle pour suivre mes élucubrations diverses et sans grand intérêt ? Comment parvient-t-elle à se concentrer, à relancer la conversation alors que le sujet est si anodin ?

Comment fait-elle pour ne pas hurler, pour ne pas crier, pour ne pas jeter à travers la salle à l'ambiance feutrée sa tasse de thé vide depuis longtemps ?

Comment fait-elle pour tenir debout alors que cinq mois auparavant, elle a enterré son fils de six ans à peine ? Comment fait-elle pour se lever, pour se laver, pour se coiffer ? Pour s'habiller, pour manger ? Comment fait-elle pour respirer alors qu'il y a une place vide à table tous les jours ? Comment fait-elle pour sourire au serveur venu s'enquérir "vous souhaitez autre chose ?"

Bien sûr qu'elle souhaite autre chose, cette femme... Sa vie d'avant.... Son fils et sa soif de grandir...

Les "lave-toi les dents", les "ne tape pas ta soeur", les "range tes chaussures" ou encore les "ne mange pas de chocolat maintenant, on soupe dans une demi-heure"...

Les "on fait un gros câlin et au dodo", les "je te lis une histoire si tu as envie", les "il est beau, ton dessin", les "je t'aime", tous ceux qu'elle a dit et tous ceux qu'elle a pensés, tous ceux qu'elle voudrait dire encore...

Tous ceux qu'elle ne pourra pas dire, ils sont comme des noeuds dans la gorge, des poids sur les épaules, des tonnes dans les jambes, des prises sur le plexus, des poignards dans le ventre...

Et moi, je suis là, avec ma tisane à la verveine, ma valse hésitation quant à mon avenir professionnel, mes réflexions à deux balles et mes doutes à la noix...

Et moi, je suis là, avec mon désir de pouvoir porter un petit peu de cette peine, avec elle, avec mon besoin de prendre sur moi un peu de cette douleur, tout en sachant qu'elle est seule, mon amie, seule, la nuit, le matin, le midi et le soir... Seule avec un cri qui est en elle et qui ne peut pas sortir....

Qui ne peut pas sortir parce qu'il y a le reste de la famille, parce qu'il y a un métier à exercer, parce qu'il y a un demain qui vient, avec son lot de poubelles à sortir et les courses à faire, "mince, il n'y a plus de lait pour le petit déjeuner"...

Elle est courageuse, cette femme, forte dans sa solitude de mère, forte dans sa conviction qu'il faut continuer "malgré tout"...

Nanou, j'ai envie de croire que tu es devenu une étoile, que tu brilles dans le ciel et que ta lumière éclaire un peu, un tout petit peu cette solitude qui étreint le coeur de ta maman... Puisse-t-elle lui donner la force de continuer, encore et encore...

9 commentaires:

  1. j'ai lu... peux rien dire à part merci pour ta sensibilité

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  2. Parce que la vie, aussi cruelle qu'elle puisse être, aura toujours plus de sens que son contraire.

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  3. " Mais comment fait-elle ..."

    Elle fait parce que sans ça, elle serait morte; elle fait parce que quelle que soit la nature du fracas qui a touché quelqu'un, il y a 2 solutions, le néant et le non néant.
    Effacer son autobiographie pour n'y laisser que des pages blanches ou vivre avec ce qui reste et se reconstruire.

    "Comment fait-elle pour ne pas hurler, pour ne pas crier, pour ne pas jeter à travers la salle à l'ambiance feutrée sa tasse de thé vide depuis longtemps ?"
    Bien sûr qu'elle a hurlé, crié. Mais d'après ce que tu dis MP, le lieu, l'ambiance, ta présence rendaient une telle réaction inappropriée, vaine et inutile

    Comment fait-elle pour tenir debout alors que ...
    Parce que la vie est plus forte, parce que la perte de cet enfant fait que ton amie existe, mais existe aussi autrement, par ailleurs.

    Bien sûr que tous les souvenirs évoqués par les mots, les situations sont d'une terrible dureté s'ils sont pris au premier degré; mais faire le deuil est aussi faire avec ce qui reste ... et je ne comprends pas comment il peut y avoir d'autre réponse quel que soit l'angle du regard.

    Elle est courageuse, cette femme, forte dans sa solitude de mère, forte dans sa conviction qu'il faut continuer "malgré tout"...
    Tout ça porte un nom: résilience.

    Il n'y a pas d'autre(s) solution(s) à la perte, il faut y passer m'avait répondu J. quand j'avais parlé avec elle de la perte d'un être cher. Il faut, je crois, j'y crois, dire les mots attachés à la perte, en parler et en parler encore, et laisser les gens en deuil parler et parler encore.

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  4. Tout d'abord, il ne faut pas se leurrer. Pour toute personne courageuse que tu as en face de toi, il y a une personne qui n'a pas tenu le coup, qui a sombré dans la dépression, mis fin à son couple, à ses jours, peut-être...

    Celles et ceux qui sont encore debout sont ceux qui ont réussi à accepter que la vie continue, souvent parce qu'ils sont poussés par une force impossible à freiner, par exemple un autre enfant. Ce sont aussi ceux qui fondent des associations, des fondations, des groupes de parents, de victimes, etc., et qui aident les autres à s'en sortir, autant que possible.

    Il est vrai qu'il est parfois difficile d'échanger des badineries, mais cette banalité est aussi inévitable et il faut l'accepter.

    De la même manière, il faut accepter les problèmes des autres, même s'ils paraissent triviaux. Je me souviens d'avoir revu un ami perdu de vue depuis des années, peu après la naissance de Romain. Il rechignait à parler de ses problèmes de famille, qui lui paraissaient ridicules face à un ami qui vient d'avoir un enfant handicapé. Je l'ai encouragé et il a fini par parler de son fils qui abusait du cannabis et de son couple qui avait failli exploser en raison de cela. Largement pas trivial...

    Il faut se souvenir que la taille des problèmes est relative. Le plus gros problème de quelqu'un peut paraître petit pour nous, mais, pour cette personne, c'est sa montagne à elle.

    Ceci dit, parfois c'est dur, hein? Je ne suis pas un saint. Quand le plus gros problème de quelqu'un semble être le modèle de pneus à mettre sur sa voiture tunée ou le manque de place pour ses derniers Bordeaux dans sa cave à vin nec plus ultra, je suis peu enclin à la commisération.

    On a beau essayer d'être tolérant, dire "Mort aux cons" de temps en temps, ça fait du bien ;-)

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  5. Mp, ma douce,

    je vois que malheureusement on suit ensemble les mêmes questionnements...

    Tu es là, son amie, juste être là, et tu seras là quand elle aura envie de crier, de hurler, de pleurer... et tu seras là aussi quand desfois tu réussiras à la faire sourire, peut être qu'elle pensera à ce moment de tisane...

    Je pense à elle, là et à sa famille brisée.

    Et je pense à toi

    très souvent aussi.

    des bises


    Merci pour ton texto


    Pascalou

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  6. C'est tout simplement épouvantable.

    Épouvantable.

    Je me pose les mêmes questions que toi.

    Comment peut-on continuer?

    Et pourtant, il faut… C'est ce qu'on dit.

    C'est mon angoisse permanente, perdre un des mes enfants.

    Une trouille toujours présente.

    On est en permanence en sursis avec ça.

    Très belle déclaration en tout cas MP, et que dire d'autre que "Courage" à ton amie.

    C'est dérisoire hein…

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  7. Oh, Mary, j'y ai repensé plusieurs fois, après avoir lue l'histoire de ce "gros gâteau au chocolat"...

    Je comprends que tu restes admirative face à cette amie, qui reste (apparemment) forte et debout. En effet, si on imagine qu'un tel drame, un tel enfer puisse un jour nous toucher, on n'imagine absolument pas qu'on soit capable de le surmonter, si "vite", si "bien"...

    Et pourtant, comme l'a justement dit quelqu'un en commentaire, y'a pas vraiment le choix. C'est soit on sombre complètement, et on est (comme) mort. Soit on se relève, coute que coute, et on continue à vivre...

    Je reste surtout persuadée que cette femme a de la chance de t'avoir auprès d'elle, et j'espère que tu arrives avec elle à trouver des mots aussi jolis, aussi justes et aussi bien dits que tu le fais à l'écrit, ici ou ailleurs...

    Je t'embrasse.
    Cécile

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  8. Ma chère MP,
    Ta sensibilité d'exprimer ton questionnement m'a profondément touché. Je pense qu'en effet la question surgit chez tous les parents "comment je ferrai si l'inpensable se produisait". Comme dit Franklin elle fait parce que sans ça elle serait morte. Ton amie fait un choix de vie! Je pense aussi, que chez elle, les cris, les colères, les souffrances ont leurs place. Et ceci pour puiser de nouvelles forces, pour faire face, pour être là pour ses filles, son mari, car personne a choisi ce qui était inpensable le matin même du drame. Comme toi, j'espère qu'il soit la plus belle étoile dans le ciel pour ceux qui sont ici bas et à qui il manque cruellement! Le plus beau cadeau à ton amie c'est ton infaillible fidélité.
    Yoyo

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  9. Merci Yoyo pour tes mots : tu le sais au moins aussi bien que moi que ce drame était totalement impensable.... Et j'aime quand tu dis qu'elle a fait un choix de vie, qui n'exclut pas les larmes mais qui regarde vers demain !

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