vendredi 10 mars 2017

Smorzando

Elle posa son index sur ses lèvres "s'il te plaît, ne dis rien, laisse-moi parler", prenant de l'autre main son avant-bras qu'il avait enroulé autour de sa taille pour se libérer doucement mais fermement de son étreinte pourtant tendre, évidente.

"A 51 ans, je... je n'ai plus l'âge des mensonges et des faux-semblants, j'ai celui de la lucidité".  

Elle s'appuya contre le dossier de la chaise, à quelques pas, juste en face de lui, qui restait comme tétanisé, planté au milieu du salon, les bras ballants de ne pouvoir la serrer encore contre lui, dans ce trouble que suscitent les premières effusions imaginées souvent, attendues longtemps. 

Plantant son regard dans le sien, prenant une grande inspiration, elle reprit. 

"Je me suis mariée par convenance, trop jeune et j'ai divorcé rapidement, soulagée de fuir un fonctionnaire sans fantaisie; j'ai pleuré des années plus tard mon concubin, emporté par un cancer fulgurant mais je me suis relevée alors que je pensais l'épreuve au dessus de mes forces. Depuis lors, je n'ai eu de cesse de rêver. De rêver d'un homme comme toi". 

L'émotion lui noua la gorge mais elle se reprit, refusant de se laisser submerger par les larmes. 

"Un homme qui serait... toi tout simplement. Depuis que je t'ai rencontré, je chante le matin dans ma salle de bain, je m'endors en rêvant de la prochaine exposition que nous visiterons ensemble : tu n'imagines pas à quel point j'ai été heureuse de partager avec toi la découverte des oeuvres de Zao Wou-Ki, ta seule présence à mes côtés ayant fait exploser encore les couleurs de ses peintures flamboyantes. J'écoute même avec une attention nouvelle des concertos pour hautbois parce que tu en joues admirablement alors que c'est au violon et au violoncelle que je voue une véritable passion". 

Ne supportant plus de croiser son regard désemparé, elle fixa le bout de ses pieds nus. 

"J'ai une fois, dix fois, cent fois peut-être pensé m'approcher de toi, afin de poser mes lèvres sur les tiennes pour t'embrasser, au milieu d'une phrase, dans un fou-rire partagé. Parce que tu es intelligent, parce que tu es plein d'humour, parce que tu es attirant". 

Elle sourit doucement malgré son évident chagrin. 

"Lorsque tu me déposais en bas de chez moi, après un repas succulent dans un restaurant où les plats nous avaient fait voyager, de rires en confidences, je me suis maudite plus d'une fois de ma convenance, te sachant néanmoins gré de ta propre retenue". 

Elle se tordait les mains, espérant trouver le courage de poursuivre avant de s'effondrer.

"J'ai eu envie, lorsque nous partagions un dernier verre chez toi, de prendre ta main pour la poser sous mon cou, pour que tu ouvres, un à un, lentement, tous les boutons de mon chemisier; j'aurais voulu que tu fasses glisser la bretelle de mon soutien-gorge, ta bouche sur mon épaule dénudée marquant le début d'un voyage à deux. J'ai rêvé de ton autre main, glissant dans mon dos, ouvrant aussi la fermeture-éclair de ma jupe, qui aurait glissé le long de mes jambes, rejointe peu après par mon slip : j'aurais alors été enfin nue devant toi".

Pour ne pas perdre pied, pour trouver la force de continuer à parler, elle se retourna, posa les mains sur le dossier de la chaise, regarda un bref instant les flammes des bougies qui dansaient au milieu de la table. 

"A mon tour, j'aurais alors voulu effleurer ton oreille, mordiller son lobe, ouvrir ta chemise, découvrir ton torse, laisser mon index glisser jusqu'à ton ventre, défaire ta ceinture, m'approcher encore davantage pour sentir ton odeur, pour m'imprégner de toi". 

Elle entendit un sanglot sourd : elle se raidit, retenant son souffle puis reprit, le silence ayant à nouveau envahi la pièce, trop lourd pour ne pas être brisé. 

"J'ai imaginé cette première rencontre comme une valse... non, comme un tango, que le désir aurait ralenti, qui aurait rendu nos souffles courts : se découvrir sans hâte, s'effleurer, s'approcher, laisser les corps se connaître, s'apprivoiser puis se reconnaître pour, finalement, s'enlacer sans plus de peur, parce que plus rien d'autre n'aurait eu d'importance, parce que le plaisir aurait alors pu être partagé, entièrement". 

Elle soupira une nouvelle fois et, dans une vaine tentative de se donner une contenance, elle se passa la main dans les cheveux, lissant son pullover, lequel ne présentait pourtant pas l'ombre d'un pli. 

"J'aurais voulu me glisser contre ton corps, j'aurais voulu ouvrir mes bras pour t'accueillir, sentir ton coeur battre contre ma joue, nouer mes jambes autour de toi, te laisser me pénétrer, agripper tes fesses mais... mais mon rêve s'est fracassé contre la réalité : elle est là, je ne peux pas l'ignorer, rien ne pourra la modifier, même pas mon imagination, même pas ton ouverture d'esprit". 

Elle lui fit face à nouveau et dit, d'une voix tout à coup très calme "te souviens-tu de tous ces instants où nous avons parlé des odeurs ? Celle de l'herbe coupée, des croissants chauds, du feu dans une cheminée... non, ne dis rien, laisse-moi finir : à cause de l'importance des parfums dans ta vie, dans la mienne aussi, je fais le choix de te demander de partir, maintenant".

Il ouvrit la bouche, prit à son tour une inspiration mais ne prononça pas un seul mot. Il prit simplement sa veste, jetée négligemment une heure auparavant sur le fauteuil, quand le temps avait encore une autre texture, quand il était encore une promesse, et partit, sans un regard, claquant violemment la porte derrière lui. 

Elle sursauta, ce bruit libérant toutes ces larmes qu'elle retenait depuis le début de la soirée. 

Elle se pencha vers la bougie restée allumée sur la table, souffla brièvement dessus et monta dans sa chambre : elle savait que longtemps encore, cette odeur la poursuivrait et que longtemps encore, elle serait associée à ce chagrin qui lui crevait le coeur.

Et bien qu'il soit parti, sans un dernier regard, elle murmura, seule dans l'escalier : "je sais qu'il y a une odeur que tu rêves de connaître, je sais aussi que je ne peux pas te l'offrir, celle d'un nouveau-né qu'on tient pour la première fois dans ses bras : tu ne peux pas y renoncer déjà maintenant, tu n'as que 38 ans". 

5 commentaires:

  1. Encore une bien belle "historiette" qui me parait l'expression écrite d'une sorte de songe immatériel.

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  2. Mââââââââme Poppins, quel dommage que cette histoire se finisse... Mais, ne dit-ont que la fin d'une chose est le commencement d'une autre?

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  3. Ysengrain, merci pour la douceur de ton commentaire, tu as trouvé les mots justes.


    Raff, j'espère que pour cette femme, il s'agira du début d'une nouvelle histoire mais d'abord viendra le temps du deuil je crois.

    Bonne suite de journée, à lundi !

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  4. Un Château Bonnet en bonne compagnie devrait aider à passer ce deuil...

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  5. raff, le Château Bonnet, ce soir, il en faudrait deux bouteilles (si on est deux) : le dimanche soir, c'est jamais "mon moment"... je suis à chaque fois "en deuil" du week-end, nonobstant le fait que j'adore mon job.

    A demain,

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