mercredi 12 avril 2017

"Je suis payée pour faire mon métier"

Entre février et avril, durant 28 x 45 minutes, j'ai traversé avec "mes" étudiants les méandres des assurances sociales suisses, à tout le moins certaines de ces lois fédérales. 

Ils ont dû comprendre comment se détermine une rente invalidité au sens de la LAI, comment elle se calcule en LAA, comment la LPGA et l'art. 20 al. 2 LAA permettent le cumul de ces rentes; ils se sont accrochés pour intégrer les différentes prestations en LAMal, les risques assurés en LACI. Ils ont été confrontés à des questions difficiles comme "quel est le droit à un congé maternité pour une femme dont l'enfant est mort-né ?", quelles sont les infirmités considérées comme étant congénitales au sens du droit suisse ?" 

Ils ont souvent juré, parfois baissé les bras; ils ont repris du poil de la bête, se sont soutenus mutuellement, ont posé mille questions pour finalement parvenir au terme de cet enseignement. 

Hier après-midi a eu lieu mon dernier cours avec eux (l'examen écrit a lieu dans 10 jours), je ne les aurai plus en face de moi jusqu'au terme de leur bachelor : le droit, "c'est fait", après moult autres sujets juridiques depuis leur entrée dans l'école sous la conduite de deux autres professeures.

Alors que je prenais congé d'eux, une étudiante s'est levée et m'a, au nom de toute la classe, remis une carte, une bouteille de vin, du chocolat et un bon dans un chouette magasin "merci pour vos cours, Madame". 


J'ai bafouillé, j'ai bégayé, j'ai rougi, je me suis dandinée du pied gauche au pied droite, du droite au gauche et j'ai commencé à lire leurs messages.

Le temps de poser mon regard sur les deux premiers (sur 45), une forte émotion m'envahissait. Forte au point que j'ai relevé la tête, j'ai souri et des larmes de plaisir plein les yeux, j'ai probablement prononcé le "discours" le plus stupide du monde : "merci mais vous savez, je suis payée pour faire mon métier". 

La classe, hein ! 

Remarquez, une chance pour moi : en trois mois, ils avaient eu le temps de s'habituer à mon humour à deux balles et ont applaudi en réitérant leurs remerciements. 

Il y a des "salaires" qui valent encore bien davantage que les écus sonnants et trébuchants de la fin du mois : réussir à "emmener" ses étudiants ! 

Et vous, quel a été le dernier moment où, dans le cadre de votre activité, vous vous êtes senti pousser des ailes ? 

A bientôt si vous le voulez bien,


PS. Je devrais probablement ouvrir une nouvelle rubrique "the emotional washing machine", ça fait deux jours de suite que c'est 1200 tours/minute.

20 commentaires:

  1. L'histoire commence vers 1995. Mon associé m'informe qu'une nouvelle patiente vient d'être prise en charge. Elle a 16 ans. Elle est victime d'un lupus (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lupus_érythémateux_disséminé). Sale maladie, d'autant que la patiente présente une forme complexe. Elle est dénutrie, proche de la destruction par la maladie, tant au plan physique que psychique.
    Avec le temps, elle reprend goût à la vie, remonte la pente physiquement et mentalement.
    A 16 ans, elle était déjà bachelière, et entreprend des études littéraires qu'elle ne lâchera jamais.
    En quelques années elle parvient au concours de l'agrégation auquel elle est admissible mais non reçue.
    Pendant tout ce parcours, toute l'équipe et moi serons au plus proche d'elle. Elle finira par mener une vie quasi normale … en étant dialysée 3 fois par semaine.
    Le 14 Juillet 2000, elle est greffée: tout se passe bien.
    En 2006, elle me téléphone pour me dire que son fils était né.
    J'ai été submergé par l'émotion.

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    1. Outre ton engagement, votre engagement, je retiens que tu as été tellement significatif pour elle qu'elle a pris son téléphone pour t'annoncer cette magnifique nouvelle : je comprends ton émotion !

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  2. Vos deux histoires sont très jolies, merci!

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    1. François, je parie que tu aurais aussi de très belles histoires à raconter : je sais que tu t'es beaucoup engagé pour bien des élèves et parfois, ça a porté ses fruits, ce qui a dû aussi te donner des ailes.

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  3. C'est vrai que tu es payée pour le faire. Ils t'ont remercié pour la manière dont tu la fait. Et ça, je suis prêt à parier gros que c'est mérité.
    (Olmost private joke:)
    C'est l'effet choucroute!

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    1. Dom', donne-moi pour la prochaine volée un nouveau mot ! Choucroute, c'était trop facile !

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    2. Dom, merci pour cette distinction : être payé pour ce qu'on fait, être remercié pour "comment on le fait". Je trouve ça très bien dit / écrit.

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  4. Et puis... as-tu remarqué comme le billet d'aujourd'hui résonne curieusement avec celui d'hier? Comme s'il voulait te dire que le sentiment d'impuissance n'empêche pas une certaine puissance?

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    1. D'où le joke sur la rubrique à créer "tourbillon émotionnel" ! Ceci étant, "puissance" ne serait pas le mot que j'aurais utilisé : c'est celui de "ressources à combiner". Le savoir juridique et la volonté de trouver les bons mots, les bons exemples, de développer mes compétences pédagogiques. Parfois, la "magie" opère, parfois moins.

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    2. Effectivement, et j'ai hésité. Je ne l'ai utilisé que pour faire le pendant à impuissance.
      Pour le dire autrement, dans l'impuissance tu ne "peux" rien, alors que là tes élèves t'ont donné un feed-back qui dit que tu "peux" beaucoup, au-delà de ta stricte formation et de tes compétences techniques.
      Mais j'aime bien le principe de la combinaison des ressources (technique, pédagogiques, humaines), ces dernières étant malheureusement souvent oubliées ou écartées ("chui pas leur nounou!" ou "leur psy!")

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  5. Il m'est arrivé plus d'une fois, tant mieux pour moi, de recevoir des compliments comme ceux que tes élèves t'ont adressés et une fois, une seule et la dernière, j'ai aussi dit que c'était normal, puisque c'était mon travail … J'ai alors ressenti à la vitesse de la lumière que j'avais été maladroit sans le vouloir, une de mes laborantines hypersensible avait eu un petit temps d'arrêt, un sourire bizarre, comme si les compliments et remerciements n'avaient pas de raison d'être pour moi, puisque c'était normal, puisque j'avais fait mon boulot et rien de plus. J'ai eu honte, comme si je venais de banaliser sa reconnaissance, ses remerciements. J'ai retenu la scène, et la leçon que j'en ai tirée personnellement.

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    1. Landri, je comprends que cet instant ait été une "leçon" mais ne crois-tu pas que cette laborantine a aussi perçu ton émotion, justement parce qu'elle est si sensible ?

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    2. Peut-être d'autant plus, tu as vu juste.

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  6. Madame Poppins, hier déjà mon thermomètre émotionnel a tapé la zone rouge. Face à des propos aussi forts je suis complètement démuni. J’aimerais vraiment pouvoir écrire les mots qui aident.
    Aujourd’hui, tu es dans un autre registre, mais aussi tellement sensible. Le geste de tes étudiants éclaire ta personnalité, merci de moi aussi d’être la personne que tu es. J’aurais volontiers participé au cadeau. Quant à ton discours le plus stupide du monde, qui tente de masquer ton émotion, il révèle ton dévouement et ta modestie. Merci de partager ces moments de vie sur ce blog.
    Ysengrain, j’essaie (le verbe essayer : tenter, chercher…) de percevoir la somme d’empathie, d’abnégation, de courage… déployé avec ton équipe pour soigner les gens. Là, c’est toi qui me submerge par l’émotion. Et je sais que tout ça tu l’as fait pendant des années.
    Il y a trois ans j’avais un petit problème de tendon à une épaule. Avec le médecin et ensuite avec le kiné on discutait de cas beaucoup plus sérieux que le mien, à quelques semaines d’intervalle j’ai eu l’occasion de leur dire à chacun : « Je vous tire mon chapeau pour ce que vous faites », et les deux m’ont raconté quasiment la même histoire : au début de leurs études ils ont douté de leurs vocations, prêts à tout lâcher. Et un jour qu’ils assistaient à une opération ils ont eu la « révélation », la certitude d’être où ils devaient être : ils seraient médecin, kiné, et ils iraient jusqu’au bout !
    Madame Poppins, Ysengrain, je vous tire mon chapeau.

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    1. Quand MP dit "je n'ai fait que mon métier et je suis payée pour ça", superficiellement c'est la réponse. Mais au fond, elle, moi et d'autres, derrière cet aspect il y a toute l'empathie du monde. Sans ça, ça ne marche pas.

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    2. Kris, merci pour tes mots ! Je suis convaincue que toi aussi, tu as dans ton parcours professionnel de ces instants de "grâce", où l'idée jaillit, où la créativité explose, où le client est ravi, où tu sens que tu as fait "bien". Il y a donc aussi plein de raisons de te tirer à toi aussi le chapeau !

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  7. C'était je crois début 2011...
    Je reçois aux Urgences une patiente, à peu près mon âge (petite trentaine)... Elle souffre d'un cancer métastatique terminal.
    Elle a de très fortes douleurs, totalement non contrôlées par son traitement, pourtant déjà extrêmement lourd.
    Lorsque, après malheureusement une grosse heure d'errance, ce que ce lui donne finit par la soulager, elle s'endort, le visage détendu.

    Sa compagne m'a remercié en larmes.

    Elle est morte une semaine plus tard, sereinement pour ce que j'en sais...

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    1. Neptune, ton intervention n'a pas soulagé que la patiente mais aussi sa compagne : la souffrance peut être physique mais aussi morale, affective et là, ton savoir et ton savoir-être ont aidé deux personnes. Je comprends que tu n'aies pas oublié ces femmes.

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  8. La dernière fois où j'ai senti l'utilité de ma fonction actuelle et le mot YES ! est sorti de moi, c'était il y a deux mois environ.

    L'histoire commence il y a presqu'une année où un jeune de 14 ans m'est adressé par un doyen pour lui trouver une place de stage. Le jeune ne venait plus en cours depuis 4 mois car, suite à un petage de plomb monumental, il a quitté l'établissement menotté, escorté de 2 flics, à la vue de 600 élèves hébétés.

    Impossible donc pour lui de revenir dans son groupe classe...

    Un peu empruntée par cette situation, je fais quelques démarches et lui trouve un stage dans une entreprise ouverte d'esprit qui semble avoir bien cerné le gamin.

    Je vous la fait courte, après quelques péripéties et sueurs froides, en février dernier j'apprends qui est toujours en stage chez eux et qu'il a signé dans cette même entreprise pour débuter son apprentissage en septembre prochain. YES ! On a réussi à en sauver au moins un

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    1. Sylphide, le parcours de cet élève est ahurissant : décompenser au point de devoir quitter l'établissement menotté est terrible !

      Bravo d'avoir retroussé tes manches et d'avoir été créative au point de ne pas renoncer : trouver une entreprise qui s'investit n'est pas chose aisée.

      Tu as été une chance pour cet élève, il a su la saisir, j'espère le meilleur pour la suite, pour lui (et ses parents).

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