lundi 20 février 2017

Crescendo

"Non ! Sérieux ? Toi ?"
"Puisque je te le dis, il faut que je te le répète en quelle langue ?"

"Mais depuis quand ?"
"Rome" répondit-elle simplement.

"Ah", regard entendu, "le fameux congrès international de linguistique organisé par une bande de cacochymes prétentieux, je te cite... tu m'en avais parlé avant ton départ parce que tu avais peur d'y aller. Mais attends, c'était il y a six mois, ça !"
"Huit en fait". 

Flore recula pour appuyer son dos contre le dossier de la chaise et, oscillant entre incrédulité et amusement, enchaîna "tu es incroyable, toi, je n'aurais jamais cru que tu oserais, toi et Paul semblez toujours si heureux ensemble".

Et Justine de sourire un peu timidement sans rien répondre : elle n'avait jamais su parler d'elle, préférant se concentrer sur les écrits des autres. 

"Bon alors, raconte, dis-moi tout, je veux tout savoir ! Attends, je commande d'abord, tu bois quoi ?" et Flore de héler le serveur qui passait à proximité : "un expresso, non, attendez, plutôt un café au lait, une tisane menthe et deux moelleux au chocolat, merci". 

"Alors, qu'est-ce qui t'a fait craquer ?" 

Justine sourit à nouveau, confuse mais heureuse aussi de pouvoir se confier, enfin, il est des secrets qui sont trop lourds pour être portés longtemps : "sa bouche". 

"Comment ça, sa bouche ?" 
"Oui, sa bouche, je ne vois que ça".

Flore éclata de rire "tu fais fi de ton voeu de fidélité pour une bouche ? Toi la bourgeoise, mariée avant tout le monde, double rang de perles, robe blanche et tourte montée, tu trompes ton mari juste à cause d'une belle bouche ? Je n'en reviens pas !"

Et alors qu'elle ajoutait un peu de sucre, Justine commença à parler tout en remuant ton thé : "en fait, je ne sais plus très bien comment ça s'est passé, tout est allé très vite, ça a été une semaine si...", elle hésita, regarda les nouveaux arrivants à la table d'à côté, un couple de retraités, des habitués de toute évidence, "intense", reportant son attention sur son amie, "tu sais que ces congrès ont toujours été un calvaire pour moi, surtout lorsque je fais partie des conférencières". 

Flore secoua la tête : "attends, même moi, je n'embrasse pas tous les mecs qui ont une belle bouche, ça ne suffit pas, il doit y avoir autre chose !"

Justine, rougissant un peu, répondit "c'est vrai : il y a aussi sa voix, sa peau, elles sont troublantes, à la fois douces et excitantes, très excitantes même". 

Flore enleva ses lunettes, les planta sur le sommet de sa tête, se frotta le nez et répondit, la mine faussement sévère : "bon, maintenant, viens-en aux faits, ne me fais pas languir, on n'a plus 20 ans, le double d'ailleurs plus non plus, dommage soit dit en passant !"

Pour se donner une contenance, Justine porta la tasse à ses lèvres, but deux petites gorgées, le breuvage était encore très chaud, et se lança alors qu'elle reposait le verre sur la table. 

"L'après-midi du deuxième jour, je devais faire une présentation en plénière de mes travaux de recherches sur... pardon, ce n'est pas le propos, tu t'en fiches, tu as probablement raison, il faut être linguiste pour trouver cela intéressant. Donc, alors que j'avançais vers la scène et le pupitre, très angoissée à l'idée de parler devant 300 personnes, j'ai entendu juste derrière moi quelqu'un me murmurer "courage, tout ira bien, tu es sublime !"

Flore fronça les sourcils "tu n'as pas vu qui c'était ?" 
"Non mais je n'ai pas eu besoin de me retourner, j'avais reconnu la voix, il en est qu'on n'oublie pas lorsqu'elles ont pris la parole le matin même". 

Flore fit un geste de la main, lui intimant l'ordre de poursuivre son récit. 

"Par chance, personne n'a noté ma confusion lorsque j'ai pris la parole : heureusement, personne n'a remarqué non plus que mon regard était planté dans le sien durant toute mon intervention. A la fin de ma conférence, alors que je remontais l'allée, fatiguée mais soulagée, pour reprendre ma place, tout au fond", et Flore de sourire à l'évocation de ce siège au dernier rang, qui avait toujours été celui de Justine durant leurs études, "j'ai croisé son regard, j'ai été si surprise d'y lire du désir que, comme une ado potiche, j'ai laissé tomber toutes mes feuilles, je me suis baissée pour les ramasser et..."

"Et là, bing, coup de foudre ?" riposta Flore qui avait toujours eu un esprit de synthèse particulier. 

"Et là, nos mains se sont simplement touchées, effleurées mais ce contact furtif m'a profondément troublée". 

Le rire de Flore retentit à nouveau à-travers le café, faisant sursauter le serveur appuyé paresseusement contre le comptoir : "je ne vais pas y arriver, fais avance rapide : le premier baiser, c'était quand ?"

Et Justine de rétorquer sans l'ombre d'une hésitation "le même soir, 17 heures 48, dans l'ascenseur, il n'y avait que nous deux, après les conférences, alors qu'on remontait dans nos chambres avant le repas du soir".

"Juste parce que l'ascenseur était désert ?"
"Juste parce qu'il n'y avait personne d'autre dans l'ascenseur, oui, comme deux aimants, je n'ai pas pu résister à cette soudaine et violente attraction, nous...".

"Ok, ok, admettons, tes métaphores sont trop compliquées pour moi, il s'est passée quoi après ?"
"On n'est pas sorti de ma chambre durant deux jours" souffla Justine.

"Deux jours ? La vache, ça a dû être chaud !" fut le commentaire grivois de Flore, peut-être un brin jalouse d'avoir aligné les amants et les gueules de bois depuis ses 20 ans sans avoir jamais connu une histoire aussi passionnée que celle que son amie ébauchait.

"Durant ces deux jours, j'ai perdu le sens du temps, il n'y avait plus que notre désir, ce besoin de s'explorer, de calmer un peu notre faim" dit Justine en léchant la cuillère avec laquelle elle mangeait le fondant que le serveur avait posé devant elle.

"J'aime sa peau, son odeur, son ardeur, son désir, le mien, qui m'a submergée comme une vague. J'étais... ailleurs, j'ai oublié, pour la première fois de ma vie, de penser, je me suis laissée aller, complètement, entièrement, pour ressentir, tout simplement" et Justine de soupirer à l'évocation de ses souvenirs.

Justine regarda son amie, éberluée : jamais, elle ne l'avait vue ainsi, aussi épanouie, aussi légère. 

"Bon, d'accord, c'est bien joli, tout ça mais pourquoi ça dure encore, cette histoire ? Pour qu'une histoire de fesses ait un vague avenir, il faut d'autres ingrédients".

"La sensation que je suis vivante ! Embrasser son cou, son visage, sentir sa bouche, embraser son corps, découvrir que je peux susciter autant de désir, laisser mes mains courir partout sur son corps, sentir les siennes entre mes jambes, ses doigts qui caressent mon sexe, d'abord doucement puis de plus en plus vite... Il y a cet  incroyable bonheur de donner et de recevoir, je...", elle hésita à nouveau, peu habituée à partager sa vie intime avec qui que ce soit, "je n'avais jamais ressenti autant de plaisir de ma vie, je n'avais jamais vécu des orgasmes d'une telle intensité, c'est... magique, c'est bête de dire ça ainsi mais je ne trouve pas de mot plus précis". 

Elle plongea à nouveau la cuillère dans sa tasse pour masquer son embarras et continua : "quand on fait l'amour, il y a de la fougue mais aussi tellement de tendresse, je découvre à quel point mes seins sont sensibles, à quel point j'adore être léchée, partout, je suis enivrée par notre odeur, ce parfum que nos corps exhalent après une nuit ensemble et le matin, au réveil, je jouis grâce à sa langue, nous..." 

Flore appuya ses coudes sur la table, posa son menton sur ses mains jointes et coupa une nouvelle fois la parole à Justine : "ok, ça va, ça va, j'ai compris ! Prier pour le salut de ton âme est vain, je t'épargnerai donc le sermon sur l'infidélité : je veux encore connaître son âge, sa profession et son prénom avant de retourner au boulot".

Justine marqua un temps d'arrêt, une légère hésitation "euh, tu sais...", avant de répondre finalement, un brin de défi dans la voix :  "39 ans, maître d'enseignement à l'université de Genève, Myriam".

10 commentaires:

  1. C'est drôle, j'ai l'impression d'avoir déjà lu ça quelque part.
    Bravo, c'est excellent.

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  2. J'adoooore ! Quelle chute ! Je n'aurais pas imaginer une femme avec une femme. Encore !

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  3. Ysengrain, chuuuuut ;-)

    Sylphide, la surprise était en effet "l'effet de manche" escompté, ravie d'y être parvenue. Le dévoilement de l'homosexualité - bisexualité était le "défi" lancé par une de mes lectrices : j'espère pouvoir trouver une idée avec tes propositions, à suivre donc.

    Belle journée à vous deux, merci pour votre visite et vos commentaires.

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  4. Ouais !
    Bien joué, Madame Poppins.

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  5. C'est chaud ! Et bien sûr, la chute inattendue est surprenante. Du coup, on se sent obligé de reprendre le texte depuis le début. Là, c'est encore plus jouissif ;-)
    Où vas-tu les chercher ?

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  6. kris, merci :-)

    Marc, la surprise n'est-elle pas une composante importante dans certaines histoires ? Où je vais chercher tout ça ? Il y a souvent, dans une même histoire, une superposition de plein d'origines, de plein d'étincelles, des éléments attrapés au vol, dans les réactions de mes lectrices - lecteurs, dans les commentaires de mes amies et amis, des idées qui m'ont été adressées comme de petites bulles de savon... Je mélange simplement le tout. Ravie que cela te plaise.

    A bientôt, merci pour votre visite,

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  7. C'est vrai, Marc, que la deuxième fois c'est plus jouissif. Sûrement parce que là on connaît le personnage. On est dans le secret et on est devenu ses complices.

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  8. Je ne peux m'empêcher de me demander si le regard aurait été identique si l'histoire avait mis en scène deux hommes...

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  9. Et bien, de mon avis, non cela n'aurait sûrement pas suscité les mêmes réactions si cela avait été un couple d'homme. Et je trouve cela bien dommage.

    Merci pour cette histoire qui m'a fait sourire.
    Une nouvelle lectrice,
    La bise!

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  10. Lylith, bienvenue ! Je partage ton avis : les réactions n'auraient pas été les mêmes face à deux hommes, malheureusement ! L'inconscient accepte l'homosexualité féminine davantage que la masculine, va comprendre.

    Mais je suis ravie que l'histoire t'ait plu !

    Espérant te retrouver bientôt, une belle journée,

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