La lecture de ce
seul mot sur l'écran de son téléphone lui coupa le souffle et elle sentit
subitement son coeur cogner, très fort, dans sa poitrine. Elle continua
néanmoins à cheminer, d'un pas rapide en raison du froid mordant de la nuit, avec
le reste du groupe en direction du parking du village.
"Oh zut, ça
c'est tout moi, j'ai oublié mon écharpe et mes gants" dit-elle en
fouillant ostensiblement son sac, sachant pertinemment qu'elle n'avait emporté
ni l'un ni l'autre ce soir, "allez-y sans moi, pas besoin de
m'attendre, bonne rentrée, soyez prudents sur la route".
Elle retourna
sur ses pas et ouvrit la porte d'entrée, restée par hasard non
verrouillée : si elle était retombée dans le loquet, elle aurait instantanément
rebroussé chemin, elle n'aurait pas eu le courage d'affronter le timbre
agressif de la sonnette - il est des instants qui ne supportent pas le bruit de
la réalité -.
Son index droite
se dirigea instinctivement vers le bouton mais elle arrêta son geste en plein
vol; assaillie par mille images et tout autant de pensées contradictoires, elle
renonça à presser sur le petit carré blanc, laissant choir son bras le long de
son corps - de toute façon, l'ascenseur était encore là, aussi inerte qu'elle,
attendant imperturbable qu'elle requiert ses services ou qu'elle tourne les
talons -.
Elle se détourna
de cette cage qu'elle ne pouvait se résoudre à pénétrer et appuya son front
contre le métal froid des boîtes aux lettres; en proie à une très vive
agitation, elle ferma les yeux.
"Il est
tard, je ne peux pas remonter, il est tard, il est tard, il est tard", comme
une litanie destinée à empêcher son esprit de s'emballer, "je dois
m'occuper de Lorenzo demain matin, il est tard, il est tard" alors qu'elle
avait convenu avec Rita, sa soeur, venue pour garder son fils, qu'elle
resterait de toute façon pour le repas de midi.
Elle savait aussi
que si elle renonçait à être raisonnable, juste cette nuit, juste pour quelques
heures, peut-être qu'enfin, elle pourrait revivre ces moments uniques et
pourtant familiers qu'elle attendait depuis longtemps, à vrai dire depuis
qu'elle cochait la sinistre case "divorcé(e)" sur les formulaires les
plus divers en maugréant à chaque fois "veuve, j'aurais moins d'ennuis et bien plus d'argent !".
Des heures
durant, elle en avait rêvé de cet instant où le temps suspend brièvement sa
course, de cette seconde ahurissante où plus rien d'autre n'existe parce que
deux bouches se rencontrent pour la première fois, où des lèvres se découvrent,
où des langues se caressent, timidement, s'apprivoisent, se goûtent, puis
deviennent audacieuses.
Elle l'avait
imaginé, encore et encore, cet instant où les bassins s'approchent l'un de
l'autre, de plus en plus fort puis sans retenue, où les mains explorent, le
grain de peau et les courbes d'un corps encore inconnu mais déjà un peu
familier, désiré et désirable.
Elle avait
entendu des nuits entières, dans sa tête, ces souffles qui s'accélèrent, elle
avait imaginé cette seconde où les esprits chavirent et s'effacent, pour que seuls
subsistent les sensations, les plaisirs, l'expectative et l'envie, de plus, de
encore, de partout.
Elle savait que
dans cette précipitation, malgré l'ivresse, viendrait aussi le moment du
premier rire, partagé à cet âge, parce que, de tous temps, les
fermeture-éclairs, les lacets et les boutons ont été inventés pour freiner la
découverte de l'autre "comme quand j'avais 16 ans et lui 17", ce qui
ne manquait pas de la faire frissonner à l'évocation de ces souvenirs d'adolescence.
Combien de fois
avait-elle fait répéter distraitement des vocabulaires anglais, des
déclinaisons de verbes irréguliers à son fils alors qu'elle aspirait à des
mains se glissant sous son pull, à des gémissements perlant sur les lèvres, à
des désirs palpables, à des désirs moiteurs ?
Elle ne les
comptait plus, souriant malgré elle et à la surprise de Lorenzo lorsqu'elle lui
rappelait une nouvelle fois qu'il avait oublié un accent dans la dictée du jour
: "pylône, mon chéri, ça prend un circonflexe", ce stupide mot sans
intérêt lui évoquant un sexe fier, dur sur lequel elle ferait glisser un
préservatif pour ensuite, enfin, chevaucher un homme retenant sa propre
jouissance pour la combler elle d'abord, pour lui procurer cette volupté à la
fois douce et violente dont elle avait besoin.
Plus tard, seule
dans son lit, sa main droite pinçant légèrement son téton, elle avait laissé l'autre
descendre doucement vers son ventre pour caresser finalement son clitoris, le
mouvement d'abord lent puis de plus en plus rapide de ses doigts traduisant cet
instant où la chaleur du désir envahit tout, comme une lave qui dévale une
montagne, comme une marée fracassante submergeant les rives, son corps exigeant
cette soudaine décharge.
Elle s'enroulait
ensuite dans sa couverture, enfouissant son visage dans son oreiller, repue
pour un instant, l'entrejambe exultant, chaud, enveloppée dans l'odeur de son plaisir,
ces orgasmes la laissant malgré leur intensité encore plus solitaire, perdue au
milieu de ce bateau trop grand pour elle après une telle lame de fond.
Imperceptiblement,
la lanière avait glissé le long de son épaule et le bruit mat de son sac
tombant soudainement à terre la ramena à la réalité : elle était tout
simplement ridicule, plantée là au milieu d'un hall d'entrée, éclairée par la
lumière blafarde du néon qui n'allait pas tarder à s'éteindre - un minuteur ne
s'embarrasse jamais de rêveries sensuelles -.
Elle se baissa, ramassa
rapidement sa besace et alors qu'elle faisait un premier pas en direction de l'ascenseur malgré sa mauvaise conscience "l'entraînement de karaté de Lorenzo est à onze heures le samedi", elle entendit un air de piano s'échapper faiblement de l'appartement de Tristan.
Elle serra son sac contre elle, fit volte face, ouvrit violemment la porte et s'enfuit en courant, les larmes aux yeux. Elle n'avait pas sa place dans cette perfection, elle qui n'avait toujours été que dissonance.
Que d'occasions manquées dans cette vie pleine d'aventures et de doutes !
RépondreSupprimerÀ vrai dire, c'est tout sauf une vie banale. Quelle chance…
Bien à toi, Madame Poppins.
Marc, je pense qu'il n'existe de vie banale : il y a en revanche des gens qui n'ont pas la capacité à trouver dans leur existence la petite étincelle, de porter sur eux et leur entourage un regard un peu décalé mais c'est un autre "problème".
RépondreSupprimerAu plaisir de te lire depuis ton continent !