lundi 13 février 2017

Sotto voce

"Reviens..."

La lecture de ce seul mot sur l'écran de son téléphone lui coupa le souffle et elle sentit subitement son coeur cogner, très fort, dans sa poitrine. Elle continua néanmoins à cheminer, d'un pas rapide en raison du froid mordant de la nuit, avec le reste du groupe en direction du parking du village.

"Oh zut, ça c'est tout moi, j'ai oublié mon écharpe et mes gants" dit-elle en fouillant ostensiblement son sac, sachant pertinemment qu'elle n'avait emporté ni l'un ni l'autre ce soir, "allez-y sans moi, pas besoin de m'attendre, bonne rentrée, soyez prudents sur la route".

Elle retourna sur ses pas et ouvrit la porte d'entrée, restée par hasard non verrouillée : si elle était retombée dans le loquet, elle aurait instantanément rebroussé chemin, elle n'aurait pas eu le courage d'affronter le timbre agressif de la sonnette - il est des instants qui ne supportent pas le bruit de la réalité -.  

Son index droite se dirigea instinctivement vers le bouton mais elle arrêta son geste en plein vol; assaillie par mille images et tout autant de pensées contradictoires, elle renonça à presser sur le petit carré blanc, laissant choir son bras le long de son corps - de toute façon, l'ascenseur était encore là, aussi inerte qu'elle, attendant imperturbable qu'elle requiert ses services ou qu'elle tourne les talons -.

Elle se détourna de cette cage qu'elle ne pouvait se résoudre à pénétrer et appuya son front contre le métal froid des boîtes aux lettres; en proie à une très vive agitation, elle ferma les yeux.

"Il est tard, je ne peux pas remonter, il est tard, il est tard, il est tard", comme une litanie destinée à empêcher son esprit de s'emballer, "je dois m'occuper de Lorenzo demain matin, il est tard, il est tard" alors qu'elle avait convenu avec Rita, sa soeur, venue pour garder son fils, qu'elle resterait de toute façon pour le repas de midi.

Elle savait aussi que si elle renonçait à être raisonnable, juste cette nuit, juste pour quelques heures, peut-être qu'enfin, elle pourrait revivre ces moments uniques et pourtant familiers qu'elle attendait depuis longtemps, à vrai dire depuis qu'elle cochait la sinistre case "divorcé(e)" sur les formulaires les plus divers en maugréant à chaque fois "veuve, j'aurais moins d'ennuis et bien plus d'argent !".

Des heures durant, elle en avait rêvé de cet instant où le temps suspend brièvement sa course, de cette seconde ahurissante où plus rien d'autre n'existe parce que deux bouches se rencontrent pour la première fois, où des lèvres se découvrent, où des langues se caressent, timidement, s'apprivoisent, se goûtent, puis deviennent audacieuses.

Elle l'avait imaginé, encore et encore, cet instant où les bassins s'approchent l'un de l'autre, de plus en plus fort puis sans retenue, où les mains explorent, le grain de peau et les courbes d'un corps encore inconnu mais déjà un peu familier, désiré et désirable.

Elle avait entendu des nuits entières, dans sa tête, ces souffles qui s'accélèrent, elle avait imaginé cette seconde où les esprits chavirent et s'effacent, pour que seuls subsistent les sensations, les plaisirs, l'expectative et l'envie, de plus, de encore, de partout.

Elle savait que dans cette précipitation, malgré l'ivresse, viendrait aussi le moment du premier rire, partagé à cet âge, parce que, de tous temps, les fermeture-éclairs, les lacets et les boutons ont été inventés pour freiner la découverte de l'autre "comme quand j'avais 16 ans et lui 17", ce qui ne manquait pas de la faire frissonner à l'évocation de ces souvenirs d'adolescence.

Combien de fois avait-elle fait répéter distraitement des vocabulaires anglais, des déclinaisons de verbes irréguliers à son fils alors qu'elle aspirait à des mains se glissant sous son pull, à des gémissements perlant sur les lèvres, à des désirs palpables, à des désirs moiteurs ?

Elle ne les comptait plus, souriant malgré elle et à la surprise de Lorenzo lorsqu'elle lui rappelait une nouvelle fois qu'il avait oublié un accent dans la dictée du jour : "pylône, mon chéri, ça prend un circonflexe", ce stupide mot sans intérêt lui évoquant un sexe fier, dur sur lequel elle ferait glisser un préservatif pour ensuite, enfin, chevaucher un homme retenant sa propre jouissance pour la combler elle d'abord, pour lui procurer cette volupté à la fois douce et violente dont elle avait besoin.

Plus tard, seule dans son lit, sa main droite pinçant légèrement son téton, elle avait laissé l'autre descendre doucement vers son ventre pour caresser finalement son clitoris, le mouvement d'abord lent puis de plus en plus rapide de ses doigts traduisant cet instant où la chaleur du désir envahit tout, comme une lave qui dévale une montagne, comme une marée fracassante submergeant les rives, son corps exigeant cette soudaine décharge.

Elle s'enroulait ensuite dans sa couverture, enfouissant son visage dans son oreiller, repue pour un instant, l'entrejambe exultant, chaud, enveloppée dans l'odeur de son plaisir, ces orgasmes la laissant malgré leur intensité encore plus solitaire, perdue au milieu de ce bateau trop grand pour elle après une telle lame de fond.

Imperceptiblement, la lanière avait glissé le long de son épaule et le bruit mat de son sac tombant soudainement à terre la ramena à la réalité : elle était tout simplement ridicule, plantée là au milieu d'un hall d'entrée, éclairée par la lumière blafarde du néon qui n'allait pas tarder à s'éteindre - un minuteur ne s'embarrasse jamais de rêveries sensuelles -.

Elle se baissa, ramassa rapidement sa besace et alors qu'elle faisait un premier pas en direction de l'ascenseur malgré sa mauvaise conscience "l'entraînement de karaté de Lorenzo est à onze heures le samedi", elle entendit un air de piano s'échapper faiblement de l'appartement de Tristan.

Elle serra son sac contre elle, fit volte face, ouvrit violemment la porte et s'enfuit en courant, les larmes aux yeux.  Elle n'avait pas sa place dans cette perfection, elle qui n'avait toujours été que dissonance. 

2 commentaires:

  1. Que d'occasions manquées dans cette vie pleine d'aventures et de doutes !
    À vrai dire, c'est tout sauf une vie banale. Quelle chance…
    Bien à toi, Madame Poppins.

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  2. Marc, je pense qu'il n'existe de vie banale : il y a en revanche des gens qui n'ont pas la capacité à trouver dans leur existence la petite étincelle, de porter sur eux et leur entourage un regard un peu décalé mais c'est un autre "problème".

    Au plaisir de te lire depuis ton continent !

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